ARTICLE DE PRESSE ÉCRITE – Journal Les Echos – jeudi 21 décembre 2006
Isabelle Ficek
Les fabricants parisiens vivent une difficile période de mutation
Joaillerie : dans le secret des ateliers
Goût, exigence et savoir-faire, depuis plusieurs siècles, la joaillerie française bénéficie dans le monde d’un renom éclatant. Avec sa vitrine, la place Vendôme.
Mais aussi sa part d’ombre, les ateliers, univers très secret qui travaille souvent en sous-traitance pour les grands noms du secteur. Et qui, entre mutations technologiques, nouvelles exigences des donneurs d’ordre et montée en puissance de l’Asie, est confronté à de profonds bouleversements.
On l’appelle le triangle d’or
Là, entre le 1er, le 3e et le ge arrondissement de Paris, à deux pas de la place Vendôme, bat le cœur de la joaillerie (*) française. Artisans joailliers, petits ateliers, « gros » fabricants y travaillent, souvent depuis plusieurs générations. Mais, à l’extérieur, aucun signe ne laisse deviner leur existence. Il faut s’aventurer dans les grands escaliers sombres de ces immeubles typiquement parisiens pour atteindre le saint des saints.
N’entre pas qui veut. Question de sécurité et de confidentialité. Après de banales portes en bois, un sas où le visiteur est jaugé comme un rat de laboratoire constitue, pour les mieux équipés, le dernier rempart. À l’intérieur, les mains des joailliers, abîmées et noircies, sculptent, liment, soudent, assemblent avec patience et minutie des joyaux en s’appuyant sur une cheville. Mince bout de bois, elle est la pièce maîtresse de leur établi. A la fin de la journée, de petits sacs en plastique transparent renfermant là un bracelet panthère de Cartier, ici, un collier Van Cleef & Arpels, ailleurs, une bague Dior, retournent dormir à l’abri d’un coffre-fort.
Les langues des joailliers sont difficiles à délier. S’ils sont tous très fiers de leur métier, rares sont ceux qui acceptent d’être cités. « Nos clients pourraient être froissés » « il en va de nos commandes et de nos emplois… » « L’omerta est très forte dans cet univers particulier, qui fonctionne à la confiance et où, par exemple, les contrats écrits font encore figure d’exception », confirme Laurence Nicolas, directrice de la division joaillerie de Dior. Difficile donc d’appréhender les profonds bouleversements que connaît depuis une quinzaine d’années cette filière, longtemps restée un monde à l’écart du monde. Et de prendre la mesure de l’inquiétude qui les accompagne. « Nous vivons ce qu’a connu l’industrie automobile dans les années 1970. Avec l’apport de la CAO-DAO, des machines de prototypage rapides et de la soudure laser, nous sommes directement passés de Zola au XXI siècle. Il y a ceux qui avaient les moyens intellectuels et financiers pour prendre ce virage et les autres », analyse Pierre-Marie Bernard, président de la Fnamoc (Fédération nationale des métiers d’art et de création). Assez représentatif, ce joaillier travaille seul dans un atelier au-dessus de sa boutique, en liaison avec un réseau d’artisans, fondeurs, sertisseurs, polisseurs, lapidaires, diamantaires.
Un paysage morcelé
« Petit métier », la fabrication en France de bijouterie, de joaillerie et d’orfèvrerie a représenté l’an dernier un chiffre d’affaires de 1,65 milliard d’euros. La seule bijouterie-joaillerie faisait vivre 3.375 entreprises qui employaient 11.975 salariés. De l’artisan au numéro un mondial, Cartier, en passant par les créateurs indépendants et les ateliers de 5 à 100 salariés, sous-traitants ou non de la « Place », la profession offre un paysage morcelé. L’écrasante majorité des entreprises sont en effet des TPE avec au maximum 2 salariés. Toutefois, si les fabricants comptant plus de 20 employés sont à peine 3 %, ils rassemblent 54 % des effectifs.
Dans les années 1990, la quasi-totalité des maisons joaillières ont perdu leur actionnariat familial. Les unes ont intégré des groupes, à l’image de Cartier et Van Cleef & Arpels, qui ont rejoint Richemont, ou de Fred et Chaumet, entrés dans le giron de LVMH. D’autres sont passées sous la coupe de financiers, à l’instar de Mauboussin avec Dominique Frémont.
« Cela a considérablement accéléré les changements », poursuit Pierre-Marie Bernard. Au grand dam de certains, ces groupes ont repris en main la création. « Auparavant, on pouvait placer nos dessins. Aujourd’hui, nous intervenons à la marge en proposant une amélioration, un procédé technique qui permettra d’usiner une partie de la pièce. C’est ce que les maisons attendent de nous désormais. Le marketing a changé le métier », regrette un fabricant. Pour exister en dehors de la sous-traitance, des joailliers ont lancé une marque ou en ont racheté une, telle Marchak, reprise par un atelier de haute joaillerie. Mais travailler en sous-traitance tout en ayant une collection en propre exige une solide trésorerie et une stratégie tournée vers l’export. Bref, beaucoup d’efforts pour de petites structures, avec à la clef une notoriété toute relative.
PMB/PU.012 – Bague Équateur, création de Pierre-Marie Bernard en or blanc, saphir rose et diamants.
L’irruption de Chanel, Dior et Vuitton
Les groupes, qu’ils possèdent ou non des ateliers en interne, ont aussi rationalisé leurs approvisionnements. « Les artisans ont très longtemps été incontournables, de la maquette jusqu’au bout de la chaîne. Maintenant, les donneurs d’ordre veulent des ateliers intégrés, de A à Z, pour tout maîtriser », explique Pierre-Marie Bernard.
Le contrôle qualité s’est considérablement renforcé et les ateliers sont notés. Quant aux prix…
« Plus le contrôle qualité augmente, plus le prix est tiré à la baisse ! », se désole ce sous-traitant, qui ajoute : « Nous sommes les banquiers de la profession. Nous avançons le métal, et l’époque où nous nous faisions une marge sur les pierres est révolue: maintenant, nos clients nous les fournissent. »
« Le grand changement a été le développement mondial de nos clients. On a assisté à une explosion des volumes, avec, pour nous, un vrai challenge de production en série », analyse le patron d’un atelier qui ne travaille que pour la Place. Il ne s’imagine pourtant pas un avenir radieux. Cette année, son carnet de commandes reste désespérément vierge au-delà du mois de décembre. Ses deux plus importants clients reprendront peut-être leurs achats en mars. « Entre-temps, que vais-je faire de mes salariés ? », s’inquiète-t-il tout haut.
Le contrôle qualité s’est considérablement renforcé et les ateliers sont notés. Quant aux prix…
« Plus le contrôle qualité augmente, plus le prix est tiré à la baisse ! », se désole ce sous-traitant, qui ajoute : « Nous sommes les banquiers de la profession. Nous avançons le métal, et l’époque où nous nous faisions une marge sur les pierres est révolue: maintenant, nos clients nous les fournissent. »
Montée en puissance de l’Asie
Alors, pour demeurer compétitifs, proposer des pièces plus abordables, certains ont fait le choix de sous-traiter à l’étranger ou de s’y installer. Comme cette importante société parisienne qui, spécialisée dans la haute joaillerie, travaillait pour un très petit nombre de clients. En moins de dix ans, elle est passée de 15 à 65 employés, a racheté un atelier à Paris, ouvert une unité très mécanisée en Belgique – « le secteur est en pleine révolution technologique » – et monté une structure… en Chine. Elle livrait 100 pièces par an. Elle en livre 10.000. Mais d’entrée et de moyen de gamme. Quant à savoir pour qui… Faire fabriquer à l’étranger reste, dans le luxe français, un tabou. « Confidentiel ! », affirme cet autre professionnel, installé depuis deux ans en Chine, dans la province du Guangdong. Avec une équipe française et un investisseur hongkongais, il a créé un atelier de haute joaillerie. De 40 salariés aujourd’hui, il espère monter à 200. « Tout ce que je peux dire, c’est que je travaille pour le marché occidental, mais avec un œil grand ouvert sur le marché chinois : les marques de luxe locales sont en train de s’y développer considérablement. »
Dans ce monde du silence, l’Asie fait décidément de plus en plus de bruit. Même si l’Italie demeure, et de loin, le premier concurrent des fabricants français. Mais elle est comme un vieil ennemi que l’on connaît bien. Au contraire de l’Asie. La mission économique à Canton confirme « une forte accélération en 2005 et 2006 des délocalisations en Chine d’artisans joailliers comme de sociétés françaises du secteur ». Et d’ajouter que ce mouvement s’accompagne d’une montée en gamme de la production locale.
Une étude réalisée en 2004 par le cabinet Algoé Consultants à la demande de l’Union française de la BJOP (bijouterie, joaillerie, orfèvrerie, des pierres et des perles) aboutissait aux mêmes constats. Mais elle attirait aussi l’attention sur la perte de proximité géographique, les risques en matière de délais, les problèmes de confidentialité et de qualité, le manque de flexibilité. Exactement, soulignait-elle, ce que peuvent encore apporter les ateliers français. C’est pourquoi l’Union française de la BJOP a décidé de réagir en lançant, en juin 2006, un label d’origine « Joaillerie de France » (voir encadré). Près de cinquante ateliers sont pour l’instant sur les rangs. Patrice Fabre, joaillier indépendant, n’en fait pas partie car, il y a quatre ans, il a commencé à faire sertir ses produits en Thaïlande. « Il faut être réaliste. J’ai vu des collègues s’entêter à fabriquer en France et déposer le bilan. Le serti ici est six fois plus cher que là-bas. J’ai augmenté ma marge de 20 % et je suis 20 % moins cher. » Difficile, pour le néophyte, de voir la différence.
« Un débat dépassé »
Quant aux grandes marques, ont-elles franchi le Rubicon ? Seul Alain Némarq, directeur général de Mauboussin, admet qu’en 2004, dans une optique de relance, il a sous-traité certaines pièces en Chine et en Thaïlande. « Cequine veut évidemment pas dire que nous avons produit majoritairement en Asie ! Nous sommes dans un secteur où le référentiel de la délocalisation n’a pas de sens. Nous sommes obligés, sur certaines pièces, avec de grosses pierres, de fabriquer à proximité, pour des raisons de sécurité », explique-t-il. Mauboussin sort une collection par an, entre 20.000 et 25.000 pièces, et commande aujourd’hui à une dizaine d’ateliers de taille moyenne. A Paris, en Italie, en Chine et en Thaïlande.
Chez Cartier, l’héroïne, c’est la marque. Pas le lieu de fabrication. « Je fais d’abord du « made by Cartier » ! », martèle Bernard Fornas, président de Cartier International.
Ce «géant» a ses ateliers de haute joaillerie rue de la Paix. Il a aussi racheté le très réputé atelier Brun et travaille avec quelques sous-traitants pari-siens. Son usine suisse de La Chaux-de-Fonds, « pour la bijouterie », connaît un fort développement. De 50 salariés aujourd’hui, elle devrait passer à 150 d’ici à trois ans. « Faire fabriquer en Asie n’est en aucun cas un objectif pour Cartier. Mais nul ne connaît l’évolution à moyen terme. Aujourd’hui et pour les années qui viennent, nos fabrications en France et en Suisse sont tout à fait compétitives. »
« Le débat sur le lieu de fabrication est dépassé !, s’agace de son côté le joaillier indépendant Lorenz Bäumer, étoile montante de la place Vendôme. La vraie question est de savoir si ce que je crée fait rêver, si c’est une œuvre d’art ! » Lui compare les joailliers français aux viticulteurs qui n’ont pas anticipé les progrès vertigineux de leurs concurrents étrangers. « En tant que joaillier, je suis un chef d’orchestre. Je veux avoir le meilleur morceau de musique à jouer, avec la meilleure formation, les meilleurs solistes, et cela dans la plus belle salle du monde. Pour moi, cette salle, c’est la place Vendôme…»
(*) Mise en valeur des joyaux, c’est-à-dire des pierres précieuses.